Le Châtelain de Coucy, LA DOUCE VOIZ DU LOUSEIGNOL SAUVAGE


I. La douce voiz du louseignol sauvage
Qu'oi nuit et jour cointoier et tentir
M'adoucist si le cuer et rassouage
Qu'or ai talent que chant pour esbaudir;
Bien doi chanter puis qu'il vient a plaisir
Cele qui j'ai fait de cuer lige homage;
Si doi avoir grant joie en mon corage,
S'ele me veut a son oez retenir.

II. Onques vers li n'eu faus cuer ne volage,
Si m'en devroit pour tant mieuz avenir,
Ainz l'aim et serf et aour par usage,
Mais ne li os mon pensé descouvrir,
Quar sa biautez me fait tant esbair
Que je ne sai devant li nul language;
Nis reguarder n'os son simple visage,
Tant en redout mes ieuz a departir.

III. Tant ai en li ferm assis mon corage
Qu'ailleurs ne pens, et Diex m'en lait joïr!
C'onques Tristanz, qui but le beverage,
Pluz loiaument n'ama sanz repentir;
Quar g'i met tout, cuer et cors et desir,
Force et pooir, ne sai se faiz folage;
Encor me dout qu'en trestout mon eage
Ne puisse assez li et s'amour servir.

IV. Je ne di pas que je face folage,
Nis se pour li me devoie morir,
Qu'el mont ne truis tant bele ne si sage,
Ne nule rienz n'est tant a mon desir;
Mout aim mes ieuz qui me firent choisir;
Lors que la vi, li laissai en hostage
Mon cuer, qui puiz i a fait lonc estage,
Ne ja nul jour ne l'en quier departir.

V. Chançon, va t'en pour faire mon message
La u je je n'os trestourner ne guenchir,
Quar tant redout la fole gent ombrage
Qui devinent, ainz qu'il puist avenir,
Les bienz d'amours (Diex les puist maleïr!).
A maint amant ont fait ire et damage;
Maiz j'ai de ce mout cruel avantage
Qu'il les m'estuet seur mon pois obeïr.

Traduction
La douce voix du rossignol sauvage,
j'entends nuit et jour ses modulations.
Elle emplit mon coeur de calme et de douceur,
elle me donne le désir de chanter pour dire mon bonheur.
J'aime à le faire puisque mon chant agrée
à celle qui est devenue de mon coeur la souveraine
et ma joie sera plénière
si elle veut me retenir pour serviteur.

Jamais je n'eus envers elle coeur perfide ou volage:
ma récompense en devrait être encore plus grande;
je l'aime avec constance, je l'adore et je la sers
sans oser toutefois me risquer à lui confier mes sentiments.
Sa beauté m'emplit d'un tel émoi,
en sa présence, je reste incapable de parler,
n'osant pas même contempler son visage si pur,
tant j'ai peur de ne pouvoir en détacher mes regards.

Mon coeur lui est profondément attaché.
Je ne pense à nulle autre. Dieu! être un jour avec elle!
Jamais Tristan, lui qui but le philtre,
n'a aimé sans réserve d'un amour plus loyal.
Je m'y donne tout entier, coeur, corps, désir,
force et pouvoir. J'ignore si c'est folie,
pourtant que je doute encore que ma vie soit assez longue
pour la servir et pour l'aimer.

Ma conduite, je l'affirme, n'a rien d'insensé,
même si son amour me mène à la mort,
car je ne trouve au monde ni plus belle ni plus sage
et personne autant qu'elle ne comble mon désir;
J'aime mes yeux qui surent la remarquer.
Au moment où je l'ai vue, je lui ai laissé mon coeur
en otage; depuis il ne l'a pas quittée,
jamais je ne chercherai à le reprendre.

Va, chanson, porter ton message
là où je n'ose me rendre, même à la dérobée,
tant je redoute cette engeance de pervers,
-que Dieu les maudisse! -, qui révèlent
les bienfaits de l'amour avant même qu'ils n'arrivent.
Ils ont causé la douleur- et la perte de maints amants
sur qui j'ai, hélas! ce cruel avantage d'être, malgré moi, à leur merci.

E-mail:G.T. Diller