Thibaut de Champagne Pastourelle: L'Autrier par la matinee

I. L'autrier par la matinee,
entre un bois et un vergier,
une pastore ai trouvee
chantant por soi envoisier.
Et disoit un son premier :
«Ci me tient li max d'amors.»
Tantost cele part me tor,
que je l'oï desresnier;
si li dis sanz delaier :
«Bele, Dex vos dont bon jor.»

II. Mon salu sanz demoree
me rendi et sanz targier.
Mult ert fresche [et] coloree,
si m'i plot a acointier :
«Bele, vostre amor vous qier,
s'avroiz de moi riche ator.»
Ele respont : «Tricheor
sont mès trop li chevalier.
Melz aim Perrin, mon bergier,
que riche honme menteor.»

III. «Bele, ce ne dites mie;
chevalier sont trop vaillant.
Qui set donc avoir amie
ne servir a son talent
fors chevalier et tel gent ?
Mès l'amor d'un bergeron
certes ne vaut un bouton.
Partez vos en a itant
et m'amez; je vous creant :
de moi avrez riche don.»

IV. «Sire, par sainte Marie,
vous en parlez por noiant.
Mainte dame avront trichie
cil chevalier soudoiant.
Trop sont faus et mal pensant;
pis valent que Guenelon.
Je m'en revois en meson,
car Perrinez, qui m'atent,
m'aime de cuer loiaument.
Abessiez vostre reson.»

V. G'entendi bien la bergiere,
qu'ele me veut eschaper.
Mult li fis longue proiere
mès riens n'i poi conquester.
Lors la pris a acoler,
et ele gete un haut cri :
«Perrinet, traï ! traï !»
Du bois prenent a huper;
ja la lais sanz demorer,
seur mon cheval m'en parti

Envoi:

Quant ele m'en vi aler,
si me dist par ramposner :
«Chevalier sont trop hardi !»

L’autre matin,
Entre un bois et un verger
Une bergère j’ai trouvé.
Pour se distraire, elle chantait
Une chanson de printemps :
« Ici le mal d’amour me tient ».
Je m’empresse aussitôt
Pour écouter son chant,
Et  lui dis sans délai :
« Belle, Dieu vous donne le bonjour !»

 Aussitôt et sans hésiter,
Elle me rendit mon salut.
Elle avait de la fraîcheur et de belles couleurs,
Et j’eus envie de l’aborder :
« Belle, si vous m’aimez,
Vous aurez de moi riche toilette. »
Elle me répond : « Mensonge !
Les chevaliers sont des menteurs !
J’aime mieux Perrin, mon berger
Qu’un gentilhomme menteur. »

 « Belle, ne dites pas cela !
Les chevaliers sont très vaillants !
Qui donc sait avoir une amie
Et la traiter suivant ses rêves
Mieux qu’un chevalier ou un gentilhomme  ?
L’amour d’un rustre de berger
Certes ne vaut pas plus qu’un bouton.
Alors laissez-le tomber
Et aimez-moi ! Je vous le promets,
De moi vous aurez des cadeaux de prix ! »

 « Seigneur, par sainte Marie,
Vous parlez pour rien !
Ils ont menti à tant de dames,
Vos chevaliers perfides !
Trop de faussetés et de mauvaises pensées !
Ils valent encore moins que Ganelon !
Je retourne en ma maison
Car Perrinet m’y attend.
Il m’aime loyalement de tout son cœur.
Arrêtez vos beaux discours ! »

 Comprenais bien que la bergère
Ne voulait pas de moi.
Je lui fis une très longue prière,
Mais rien n’y fit.
Alors je la serrai pour l’embrasser,
Mais elle poussa un grand cri :
« Perrinet ! au traître ! au traître ! »
Du bois viennent des  cris,
Aussitôt je la laisse
Et je m’en vais sur mon cheval.

ENVOI

Quand elle me vit m’en aller,
Elle me dit d’un ton moqueur :
« Les chevaliers sont vraiment courageux ! »

  Traduction / adaptation Jean Bescond