Les Deux Bourgeois et le Vilain

J’ai ouï conter qu’un vilain, en compagnie de deux bourgeois, s’en allaient en pèlerinage : ils faisaient dépense commune. Ils n’étaient pas loin du lieu saint quand l’argent vint à leur manquer. Il leur restait de la farine, tout juste de quoi faire un pain. Les bourgeois s’en vont à l’écart, comme deux larrons qui complotent :

« Ce paysan n’est qu’une bête ; trouvons moyen de l’engeigner. »

Une idée leur vient, ils se disent :

« Faisons le pain, mettons-le cuire ; là-dessus nous irons dormir. Celui-là seul le mangera qui fera pendant son sommeil le rêve le plus étonnant. »

Le vilain sans bouger attend que les bourgeois soient endormis. Il se lève, court au foyer, tire le pain, tout chaud le mange et s’en va aussitôt s’étendre. A son tour un bourgeois se lève et réveille son compagnon.

« J’ai fait, dit-il, un bien beau rêve qui m’a mis le cœur tout en joie. Saint Gabriel et saint Michel ont ouvert la porte du ciel ; ils m’ont emporté sur leurs ailes et j’ai vu la face de Dieu.

– Tu as de la chance, dit l’autre. Mon rêve fut bien différent ; il m’a semblé voir deux démons qui m’ont enchaîné en enfer. »

Notre vilain les entendait et faisait semblant de dormir. Les bourgeois, pensant le duper, l’appelèrent pour l’éveiller. Feignant la surprise d’un homme qu’on tire d’un profond sommeil, encore ahuri par les songes, il leur demanda aussitôt :

« Qu’y a-t-il, et qui m’a fait peur ?

– Nous sommes vos deux compagnons, vous le savez bien, levez-vous !

– Seriez-vous déjà de retour ?

– De retour ? de retour ? nigaud ! mais nous n’avons jamais bougé.

– Je veux bien vous croire ; pourtant voici le rêve que j’ai fait : saint Gabriel et saint Michel ont ouvert les portes du ciel et ont emporté l’un de vous pour le conduire devant Dieu ; des diables ont entraîné l’autre dans l’éternel feu de l’enfer. Je pensais vous avoir perdus et ne plus jamais vous revoir. Je me levai, mangeai le pain ; j’avoue n’en avoir rien laissé. »

Ainsi fit bien le paysan. On doit avoir, par Dieu le grand, la punition que l’on mérite ; et qui tout convoite, tout perd.

Anonyme, Les Deux Bourgeois et le Vilain, Fabliau, traduit de l’ancien français par G. Rouger, éd Gallimard.