Fabliaux

Fables médiévales fournies par Thomas Baugnon

Brunain la vache au prêtre.

Par Jean Bodel.

C'est d'un vilain et de sa femme que je veux vous narrer l'histoire. Pour la fête de Notre-Dame, ils allaient prier à l'église. Avant de commencer l'office, le curé vint faire prône; il dit qu'il était profitable de donner pour l'amour de Dieu et que Dieu au double rendait à qui le faisait de bon coeur.

Entends-tu ce que dit le prêtre ? fait à sa femme le vilain. Qui pour Dieu donne de bon coeur recevra de dieu deux fois plus. Nous ne pourrions mieux employer notre vache, si bon te semble, que de la donner au curé. Elle a d'ailleurs si peu de lait.
- Oui, sire je veux bien quil l'ait, dit-elle, de cette façon.

Ils regagnent donc leur maison, et sans en dire davantage. Le vilain va dans son étable; prenant la vache par la corde, il la présente à son curé.

Le prêtre était fin et madé: Beau sire, dit l'autre, mains jointes, pour Dieu je vous donne Blérain.
Il lui a mis la corde au poing, et jure qu'elle n'est plus sienne.
Ami, tu viens d'agir en sage, répond le curé dom constant qui toujours est d'humeur à prendre, si tous mes paroissiens étaient aussi avisés que tu l'es, j'aurais du bétail à planté.

Le vilain prend congé du prêtre qui commande, sans plus tarder, qu'on fasse, pour l'accoutumer, lier la bête du vilain avec Brunain, sa propre vache. Le cure les mène son clos, les laisse attachées l'une à l'autre. La vache du prêtre se baisse, car elle voulait p'turer. Mais Blérain ne veut l'endurer et tire la corde si fort qu'elle entraÓne l'autre dehors et la mène tant par maisons, par chèneviè res et par près qu'elle revient enfin chez elle, avec la vache du curé. Le vilain regarde, la voit; il en a grande joie au coeur.


Ah ! dit-il alors, chère soeur, il est vrai que Dieu donne au double. Blérain revient : c est une belle vache brune. Nous en avons donc deux pour une. Notre étable sera petite !

Ce fabliau veut nous montrer que foi est qui ne se résigne. Le bien est à qui Dieu le donne et non à celui qui l'enfouit. Nul ne doublera son avoir sans grande chance, pour le moins. C est par chance que le vilain eut deux vaches, et le prêtre aucune. Tel croit avancer qui recule.


(MR,I,10; Pierre Nardin, Jean Bodel, Fabliaux. )



Les Perdrix


Puisqu'il est dans mon habitude de vous raconter des histoires, je veux dire, a lieu d'une fable, une aventure qui est vraie.

Un vilain, au pied de sa haie, un jour attrapa deux perdrix. Il les prépare avec grand soin; sa femme les met devant l''tre (elle savait s y employer), veille au feu et tourne la broche; et le vilain dort en courant pour aller inviter le prêtre.

Il tarda tant à revenir que les perdrix se trouvaient cuites. La dame dépose la broche; elle dé tache un peu de peau, car la gourmandise et son faible. Lorsque Dieu la favorisait, elle rêvait, non d'être riche, mais de contenter ses désirs. Attaquant l'une des perdrix, elle en savoure les ailes, puis va au milieu de la rue pour voir si son mari revient. Ne le voyant pas arriver, elle regagne la maison et sans tarder elle expédie ce qui restait de la perdrix, pensant que c e(o)t été un crime d'en laisser le moindre morceau.
Elle réfléchit et se dit qu'elle devrait bien manger l'autre. Elle sait ce qu'elle dira si quelqu'un vient lui demander ce qu'elle a fait de ses perdrix, elle ré pondra que les chats, comme elle mettait bas la broche, les lui ont arrachées des mains, chacun d'eux emportant la sienne.

Elle se plante dans la rue afin de guetter son mari, et ne le voit pas revenir; elle sent fré tiller sa langue, songeant à la perdrix qui reste; elle deviendra enragée si elle ne peut en avoir ne serait-ce qu'un petit bout. Détachant le cou doucement, elle le mange avec délice; elle s en pourlèche les doigts.

Hélas ! dit-elle, que ferais-je ? Que dire, si je mange tout ? Mais pourrais-je laisser le reste ? J en ai une si grande envie ! Ma foi, advienne que pourra; il faut que je la mange toute. l'attente dura si longtemps que la dame se rassasia.
Mais voici venir le vilain; il pousse la porte et s écrie:
Dis, les perdrix sont-elles cuites ? - Sire, fait-elle, tout va mal, car les chats me les ont mangées.
A ces mots, le vilain bondit et court sur elle comme un fou. Il lui eut arraché les yeux, quand elle crie:
C'était pour rire. Arrière, suppÙt de Satan ! Je les tiens au chaud, bien couvertes.
- J'aurais chanté de belles laudes, foi que je dois à saint Lazare. Vite, mon bon hanap de bois et ma plus belle nappe blanche ! Je vais l'étendre sur ma chape sous cette treille, dans le pré.
- Mais prenez donc votre couteau; il a besoin d'être aff(o)té et faites-le couper un peu sur cette pierre, dans la cour.

L'homme jette sa cape et court, son couteau tout nu dans la main.

Mais arrive le chapelain, qui pensait manger avec eux; il va tout droit trouver la dame et l'embrasse très doucement, mais elle se borne à répondre:


Sire, au plus tôt fuyez, fuyez ! Je ne veux pas vous voir honni, ni voir votre corps mutilé. Mon mari est allé dehors pour aiguiser son grand couteau; il prétend qu'il veut vous couper les couilles s il peut vous tenir.
- Ah ! puisses-tu songer à Dieu ! fait le prêtre, que dis-tu là ? Nous devions manger deux perdrix que ton mari prit ce matin. -
Hélas ! ici, par Saint Martin, il n'y a perdrix ni oiseau. Ce serait un bien bon repas; votre malheur me ferait peine. Mais regardez-le donc là-bas comme il aff(o)te son couteau !
-Je le vois, dit-il, par mon chef. Tu dis, je crois la vérité.

Et le prêtre, sans s'attarder, s'enfuit le plus vite qu'il peut. Au même instant, elle s'écrie:
Venez vite, sire Gombaut.
- qu'as-tu ? dit-il, que Dieu te garde.
- Ce que j ai ? Tu vas le savoir. Si vous ne pouvez courir vite, vous allez y perdre, je crois; car par la foi que je vous dois, le prê tre emporte vos perdrix.

Pris de colère, le bonhomme, gardant son couteau à la main, veut rattraper le chapelain. En l'apercevant, il lui crie:


Vous ne les emporterez pas ! Et de hurler à pleins poumons:
Vous les emportez toutes chaudes ! Si j arrive à vous rattraper, il vous faudra bien les laisser. Vous seriez mauvais camarade en voulant les manger sans moi.

Et regardant derriè re lui, le chapelain voit le vilain qu'accourt, le couteau en main. Il se croit mort, s'il est atteint; il ne fait pas semblant de fuir, et l'autre pense qu'à la course il pourra reprendre son bien. Mais le prêtre, le de vançant, vient s'enfermer dans sa maison.


Le vilain chez lui s'en retourne et il interroge sa femme:
Allons ! fait-il, il faut me dire comment il t'a pris les perdrix.
Elle lui répond:
Que Dieu m' aide ! Sitôt que le prêtre me vit, il me pria, si je l'aimais, de lui montrer les deux perdrix: il aurait plaisir à les voir. Et je le conduisis tout droit là où je les tenais couvertes. Il ouvrit aussitôt les mains, il les saisit et s'échappa. Je ne pouvais pas le poursuivre, mais je vous ai vite averti.
Il répond:
C'est peut-être vrai; laissons donc le prêtre où il est.
Ainsi fut dupé le curé, et Gombaut, avec ses perdrix.

Ce fabliau nous a montré que femme est faite pour tromper: mensonge devient vérité et vérité devient mensonge. l'auteur du conte ne veut pas mettre au récit une rallonge et clôt l'histoire des perdrix.


(MR,I,17.)



La vieille qui oint la paume au chevalier



Je voudrais vous conter l'histoire d'une vieille pour vous réjouir. Elle avait deux vaches, ai-je lu. Un jour, ces vaches s'échappèrent; le prévôt, les ayant trouvé es, les fait mener dans sa maison.

Quand la bonne femme l'apprend, elle s'en va sans plus attendre pour le prier de les lui rendre. Mais ses prières restent vaines, car le prévÙôt félon se moque de ce qu'elle peut raconter.


Par ma foi, dit-il, belle vieille, payez-moi d'abord votre écot de beaux deniers moisis en pot.

La bonne femme s'en retourne, triste et marrie, la tête basse.

Rencontrant Hersant sa voisine, elle lui confie ses ennuis. Hersant lui nomme un chevalier: il faut qu'elle aille le trouver, qu'elle lui parle poliment, qu'elle soit raisonnable et sage; si elle lui graisse la paume, elle sera quitte et pourra ravoir ses vaches sans amende.

La vieille n'entend pas malice; elle prend un morceau de lard, va tout droit chez le chevalier. Il é tait devant sa maison et tenait les mains sur ses reins. La vieille arrive par derrière, de son lard lui frotte la paume.

Quand il sent sa paume graissée, il jette les yeux sur la femme:

Bonne vieille, que fais-tu là ? - Pour Dieu, sire, pardonnez-moi. On m'a dit d'aller vous trouver afin de vous graisser la paume: ainsi je pourrais être quitte et récupérer mes deux vaches. - Celle qui t'a dit de le faire entendait l'a chose autrement; cependant tu n'y perdras rien. Je te ferai rendre tes vaches et tu auras l'herbe d'un pré.

L'histoire que j ai raconté vise les riches haut placés qui sont menteurs et déloyaux. Tout ce qu'ils savent, ce qu'ils disent, ils le vendent au plus offrant. Ils se moquent de la justice; rapiner est leur seul souci. Au pauvre on fait droit mais s'il donne.


(MR, V,127.)



Page écrite par Thomas Baugnon et maintenue par : C. Schiniotakis
e_mail : schiniot@cicrp.jussieu.fr


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